Disfonctionnement de l’économie de marché : aléa dans la fiabilité des fournisseurs

Publié le par ideesmobiles.over-blog.com

Alexandre Delaigue rapporte dans un post récent d’éconoclaste (http://econoclaste.org.free.fr/dotclear/index.php/?2011/07/18/1808-les-grands-mysteres-economiques-1-la-compagnie-des-etrangers ) son étonnement sur le bon fonctionnement du capitalisme et citant deux exemples d’achat en ligne qui se sont bien passé alors qu’il s’attendait à de mauvaises surprises : un achat de lentille de contact et un achat de monnaie virtuelle pour un jeu en ligne. Et de dire son insatisfaction sur les théories économiques tentant d’expliquer l’honnêteté des commerçants alors que la tentation pourrait être grande d’empocher le prix et de ne pas fournir une prestation adéquate.

 

Il me semble qu’au delà des deux exemples de bon fonctionnement cités par A. Delaigue, il faut pour bien comprendre le phénomène rechercher également des exemples de mauvais fonctionnement. J’en en tête deux exemples assez frappants :

 

Premier exemple : des serruriers gonflent la facture

 

Après avoir quitté Lyon pour m’installer dans mas sous-préfecture actuelle, j’ai décidé de mettre mon ancien appartement en location au lieu de le vendre et n’étant plus à proximité immédiate, j’ai confié la gestion locative à une agence. Récemment le locataire a signalé un problème sur la serrure de la porte d’entrée, l’agence a fait faire un devis qu’elle m’a soumis. Le descriptif des travaux indique qu’il faut ajuster et régler la gâche pour éviter le blocage du loqueteau, dégonder la porte et remplacer les bagues des gons pour éviter que la porte ne frotte par terre. Le devis initial est rédigé comme suit :

  • un déplacement/prise en charge de 30 €,
  • 8,6 € de fournitures
  • 125 € de main d’œuvre correspondant à 2 heures et demi de travail

Le tout pour un total de 172 € TTC. J’ai trouvé à priori le devis fort cher, d’autant que j’ai fait intervenir un serrurier récemment chez moi et que le prix était beaucoup plus modeste. J’ai donc demandé à l’agence de fournir un deuxième devis qui vient d’arriver avec le résultat suivant :

  • Forfait déplacement 28 €HT
  • Changement du cylindre 255 €HT
  • Main d’œuvre supplémentaire pour réglage gâche : 60 €HT

Le tout pour un total de 361 € TTC.

 

En faisant la synthèse des deux devis, on se rend compte que qu’une heure de main d’œuvre doit être suffisante, qu’il n’est pas nécessaire de changer le cylindre et qu’un devis correct doit pouvoir être obtenu pour une centaine d’euros (50 € de main d’œuvre, 30 € de déplacement, 10 € de fournitures + taxes).

 

J’ai donc eu deux tentatives de gonfler artificiellement la note, la première en surestimant le temps nécessaire, la seconde en faisant des travaux non nécessaires (changement du cylindre).

 

Pas de chance ? Je ne crois pas. On a en effet typiquement au moins trois problèmes qui permettent au serrurier de surfacturer. L’asymétrie de l’information d’abord qui fait qu’en tant que client j’ai à priori du mal à estimer la difficulté de l’intervention et donc de savoir si le coût est justifié. Dan Ariely décrit exactement la même situation mais vu de la part d’un serrurier honnête ici : http://danariely.com/2010/12/15/locksmiths/ . Le deuxième problème est lié à l’effet d’agence : le serrurier sait qu’il travaille avec une agence dont l’intérêt n’est pas forcément d’optimiser les coûts de réparation (qui est l’intérêt du seul propriétaire) mais ses coûts de gestion et donc va dans la plupart des cas valider le devis sans regarder s’il est justifié pour optimiser sa charge de travail. Dans bon nombre de cas, le propriétaire va valider le devis pour ne pas s’embêter (s’il confit la gestion à une agence c’est justement pour ne pas avoir à gérer ce genre de choses) ou parce qu’il fait confiance à l’agence chargée de la gestion. Le troisième problème c’est que le fait de faire jouer la concurrence est compliqué et coûteux : 4 parties sont mobilisés à chaque fois (le locataire, le serrurier, l’agence et le propriétaire).

 

Deuxième exemple, les restos sur les lieux touristiques

 

Quand j’habitait Lyon, j’ai souvent été à Paris, pour visiter et en déplacement professionnel et en tant que touriste j’ai souvent été désagréablement surpris pas la qualité très médiocre de bon nombre de restaurants parisiens. Jean-Edouard sur le blog mafeco a décrit brillamment les disfonctionnement de ce marché particulier lié là encore à l’asymétrie de l’information : il y a peu de moyens de savoir à priori si la cuisine d’un restaurant est bonne ou pas. Mon analyse sera un peu différente : Lyon et Paris sont toutes deux des villes touristiques et pourtant j’ai vraiment l’impression que le restaurant moyen est meilleur à Lyon qu’à Paris mais il y a quelque secteur très touristiques à Lyon où la qualité n’est pas très bonne. La sous-préfecture que j’habite actuellement a quant à elle un niveau de restaurant probablement égal à Lyon (hors zone touristique) et n’est pas vraiment touristique…

 

Deux éléments d’analyse pour expliquer ce phénomène : Il existe à Lyon une institution qui s’appelle le petit paumé (http://www.petitpaume.com/contenu/qui-sommes-nous.htm). Il contient des critiques de restaurant est a une diffusion massive : 300 000 exemplaires pour une agglomération de 1 700 000 habitants c’est tout bonnement considérable. Son aura est telle que des restaurateurs étrillés par sa critique n’ont pas hésité à faire des procès… L’impact est très significatif et permet donc d’avoir de très bons restaurants pas trop chers avec souvent pas mal d’habitués… à condition de sortir des zones touristiques. Dans ma sous-préfecture, il y a aussi un effet de réputation mais moins formalisé. Dans une petite ville, tout se sait très vite et un restaurant à la réputation défaillante ne tient pas très longtemps.

 

L’élément clef ici est le tourisme : les touristes ont difficilement accès à l’information de réputation, ils ont bien des guides mais d’expérience de touriste, 3 fois sur 4 on préfèrera tenter sa chance sur un petit resto dont on ne sait rien mais qui a de la place et se trouve à proximité du lieu où ils sont au moment du déjeuner plutôt que de faire l’effort de rechercher le resto conseillé dans le guide qui en plus sera souvent surpeuplé car tout le monde a le même guide et les guides ne peuvent conseiller qu’un nombre restreint de restaurant…

 

Les restaurants de qualité médiocre peuvent donc survivre dans les lieux touristiques grâce à un afflux ininterrompu de nouveaux clients tandis que dans les lieux non touristiques il faut fidéliser la clientèle pour survivre.

 

Analyse

 

Dans tous les quatre cas analysés (les deux d’A. Delaigue et les deux miens), je pense donc que la probabilité de récurrence de la transaction est un élément très important pour expliquer la différence de probabilité d’une qualité de service cohérente avec le prix. Dans le cas des lentilles de contact, c’est évident, les lentilles doivent être remplacées périodiquement et donc le vendeur a intérêt à fidéliser le client. Dans le cas des ventes de monnaies virtuelles, là encore le vendeur peut espérer que le client refera appel à ses services vu le caractère addictif de ce genre de jeu. On peut aussi citer le cas du trafic de drogue où malgré l’absence de recours possible en cas de mauvaise défaillance le vendeur a intérêt à fidéliser son client car il sait que celui-ci aura besoin de transactions régulières. Par contre pour la serrurerie dans une grande agglomération ou la restauration en zone touristique, la probabilité de réitération de la transaction est faible : on a pas besoin d’un serrurier tous les jours et quand on a à nouveau besoin d’un serrurier, il est rare qu’on rappelle le même que la fois précédente 5 ou 10 ans avant. De même, il est rare que les touristes mangent deux fois au même endroit ou conseillent à leurs amis un resto dans les villes qu’ils ont visité.

 

Cela me rappel d’ailleurs un élément d’une formation que j’ai suivi quand j’étais chef de projet. Pour montrer l’intérêt de la coopération avec les clients dans le cadre du projet, le formateur nous avait fait jouer classiquement au dilemme du prisonnier en insistant sur un élément clef : lorsque le jeu est répété plusieurs fois entre les mêmes joueurs, l’équilibre se maintient plus facilement sur la coopération que si l’on joue qu’une seule fois où la tentation de ne pas coopérer est beaucoup plus forte. Le potentiel de réitération des transactions me parait donc ici déterminant.

 

Un autre paramètre qui doit jouer à mon avis est le nombre de fournisseurs potentiels : Plus le nombre de fournisseur potentiel est élevé et plus chaque fournisseur a intérêt à fidéliser ses clients. Le nombre de fournisseur pour les restaurants touristiques sont limités (nombre de restaurant limité dans un périmètre donné accessible à pied pour un touriste fatigué) tandis qu’il y a pléthore de fournisseurs de lentille de contact sur internet. De même, il y a plutôt pénurie d’artisan et il faut souvent attendre assez longtemps et insister pour avoir des devis.

 

On peut espérer que l’internet qui permet une meilleure diffusion de l’information puisse palier en parti au problème en améliorant le fonctionnement de la réputation. C’est en parti ce mécanisme qui est à l’œuvre dans ce que décrit A. Delaigue pour le choix de son opticien en ligne (consultation de twitter). Le site ciao.fr était censé jouer sur ce créneau mais semble loin de remplir ses promesses du fait de la faible couverture actuelle (0 résultat pour une recherche « serrurier lyon ») et de la qualité très médiocre d’une bonne part de ses avis. Les déboires du petit paumé (perte de procès en diffamation) montrent également la difficulté de la chose, il faut beaucoup de prudence dans la rédaction des avis mais sans être non plus complaisant…

 

Autres failles :

 

Je remarque au passage que les serruriers qui ont probablement un niveau CAP ou bac pro facturent leurs services 50 à 60 €HT de l’heure soit 350 à 420 €HT de la journée ce qui est du même ordre de grandeur que des ingénieurs informaticiens pour des prestations de développement en régie qui ont un bac +5 et sont censés être sur un marché du travail assez tendu. C’est aussi beaucoup plus que le médecin qui facture 23 euros la consultation d’une demi-heure et pour cela a fait 10 ans d’étude et a la responsabilité de ma santé entre ses mains… Avis aux jeunes, les métiers les plus rémunérateurs ne sont pas toujours ceux qu’on croit.

 

On remarquera que dans le cas de l’intervention du serrurier, le modèle de compétition est particulièrement inefficace du fait de l’asymétrie de l’information et des coûts élevés de transaction : Pour une petite réparation d’une heure, il aura fallu mobiliser plusieurs personnes plusieurs fois pour établir des devis et le coût total de gestion de la transaction (établissement des devis, décision) est probablement largement supérieur au coût de seul réalisation. Je ne vois pas comment un modèle capitaliste concurrentiel pourrait être efficace pour gérer ce genre de situation : appeler un serrurier au hasard sans faire de devis préalable est la certitude de se voire surfacturer l’intervention (déjà qu’avec devis…). On pourrait penser à un modèle d’assurance où l’utilisateur souscrit un contrat d’entretient pour tous les petits travaux à réaliser dans l’appartement mais dans ce cas l’asymétrie de l’information joue dans l’autre sens : l’assuré connaît l’état de son appartement alors que le prestataire n’a aucun moyen d’évaluer le coût et la probabilité des interventions qu’il aura à effectuer. Le modèle de concurrence ne semble donc pas fonctionner sur ce genre de marché où les prestations ne sont pas standard, difficiles à évaluer et les coûts de transaction élevés.

Publié dans Economie

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